Les graffiti de Domme

Les tours de Domme

graffiti-de-domme-1Qu'étaient donc au vrai les Templiers ?

Des Hérétiques ?

Cette extraordinaire collection de graffiti, que nous avons présentée dans Archéologia Nº 32 (pages 24-37), est bien de nature à nous éclairer un peu sur ces énigmatiques Templiers.

Quels hommes étaient-ils ?
Méritaient-ils vraiment les accusations dont ils furent l'objet ?
Il semble que ces graffiti nous fassent entrer de plain-pied dans leur intimité, et nous permettent de les mieux connaître. Les inquisiteurs du procès nous assurent que les Templiers avaient des rites de réception étranges. Le crucifix y était bafoué, foulé aux pieds, couvert de crachats, le crucifié n'étant pas le Fils de Dieu mort pour les hommes, mais un homme comme les autres et lui-même un criminel.

Or, que voyons-nous à Domme?
Ces archives secrètes, restées secrètes depuis 650 ans nous révèlent tout à coup, chez les Templiers un ardent amour du Crucifix. Ces hommes le mettent partout en honneur dans leur cachot. Croix, crucifix, scènes de Crucifixion, y abondent et forment comme le fonds même de la méditation des prisonniers. S'ils ont amoureusement gravé ou sculpté ces images, c'est afin de mieux prier devant elles. Ils ne marchandent pas au crucifié les honneurs divins. Ils ne chargent pas son front de la couronne d'épines, mais de la couronne glorieuse. C'est la couronne royale, ou le nimbe rayonnant, ou le nimbe crucifère traditionnellement réservé au seul Christ. La croix elle-même est entourée d'honneurs et de ses bras s'échappent des rayons glorieux.

Est-ce le fait d'hommes qui, en un jour solennel, auraient craché sur cette même croix, sur ce même crucifix?

Graffiti des tours de Domme

graffiti-de-domme-2Les inquisiteurs accusaient les Templiers prêtres d'omettre, à la messe, les paroles de la consécration, ce qui équivalait à nier la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Il suffit semble-t-il, de regarder ce grand panneau où le Christ pré-sente le Pain et le Vin et de lire au-dessous cet admirable acte de foi. Ma nourriture c'est Dieu, Dieu est ma nourriture. Il l'a dit en vérité. J'y crois. Et plus bas sur le banc du guetteur, cette même tendre allusion à l'Eucharistie: Ô Dieu est ma nourriture. Plus loin cette belle hostie au pied d'un crucifix, ou encore le Graal, le vase du Précieux Sang que recueille ail-leurs Joseph d'Arimathie.

Est-ce là le fait de contempteurs de l'Eucharistie ?
Les inquisiteurs accusaient les Templiers, lors de leur récep-tion dans 'l'Ordre, de renier non seulement le Crucifix, mais aussi la Vierge et les Saints. Or que nous montrent ces murs?

Des Vierges sculptées assez maladroitement sans doute, par des sculpteurs improvisés, n'ayant probablement qu'un clou en guise de ciseau et qu'un caillou en guise de maillet. Mais ces pauvres sculptures n'en sont-elles pas plus touchantes dans 'leur encadrement précieux?

Et peut-on ne pas être ému de cette discrète supplication: Mère de Dieu, priez pour nous. Et ne trouvons nous pas Saint Michel et Saint Jean les saints patrons de l'Ordre, et les anges dans le Paradis ?
Tout cela n'a pas été fait pour les besoins de la cause ; tout cela est trop vrai et ne peut pas tromper. Les murs nous ra-content la vie spirituelle d'hommes qui étaient incontestable-ment des amants de la Croix et de l'Eucharistie et des servi-teurs dévots de la Vierge et des Saints.

Des hérétiques

graffiti-de-domme-3On les accusait aussi d'hérésie. Accusation capitale et redoutable. Mais on n'a jamais bien précisé de quelle hérésie il s'agissait. On a prononcé les mots de monophysisme, de manichéisme, de gnosticisme, d'infiltrations cathares, d'ésotérisme enfin. Tout cela fait penser au proverbe connu: "Qui veut noyer son chien, l'accuse de la rage". En fait, on n'a jamais rien prouvé ni trouvé de tel. Et vraiment tout ici ne respire-t-il pas la foi la plus orthodoxe, la piété la plus simple et même la plus tendre chez ces religieux qui n'en étaient pas moins des soldats ?

Ce qu'ils adorent, ce qu'ils vénèrent, ce qu'ils aiment, ce qu'ils prient, c'est ce que l'Eglise a toujours adoré, vénéré, aimé, prié et tout ce qu'aujourd'hui nous continuons à adorer, à vénérer, à aimer, à prier. Pas la moindre déviation dans leur foi ou leur piété. D'elles on peut dire "Sicut erat in principio": Telles qu'au commencement, telles maintenant, telles toujours.

Je sais bien que certains voudront malgré tout trouver des failles dans cette foi et cette piété. Je pense à ceux qui veulent trouver de l'ésotérisme partout et à tout prix, à coup de rapprochement fallacieux, de comparaisons forcées, reliées par de multiples "peut-être", l'ensemble formant un échafaudage branlant au sommet duquel on installe un = donc a des plus catégoriques, mais qui fait songer au sorite des sophistes. Ceux-là ne se feront sans doute pas faute de trouver dans cet ensemble de graffiti, tel ou tel détail qui sera suspect à leurs yeux. Ils relèveront par exemple avec satisfaction la présence du Graal et octogonal par surcroît. Le Graal, nous assurent-ils, aurait été indubitablement pour certains du moins, un symbole alchimiste. "Donc" n'hésitent-ils pas à conclure ; les Templiers pratiquaient l'alchimie. Ce "donc" est bien de ceux qui défient la logique en paraissant s'y soumettre. Qu'on nous permette une comparaison. Disons par exemple "Les cartes à jouer servent pour prédire l'avenir ; or les joueurs de belote utilisent les cartes à jouer ; donc ils cherchent à prédire l'avenir". La fausseté du raisonnement saute aux yeux. La vérité beaucoup plus simple est que la "queste du Graal" n'était à travers toutes les péripéties du roman d'aventures — nous dirions aujourd'hui "de cape et d'épée" — y compris celles de "l'amour courtois", que les manifestations du culte que les chevaliers d'alors vouaient au Précieux Sang, et qu'il n'y a aucune raison de croire que les Templiers y avaient vu autre chose, et se soient préoccupés de rêveries métaphysiques.

Alchimistes?

graffiti-de-domme-4Cette légende du Graal, M. Ollivier la rappelle opportunément, trouve son origine dans le partage du butin après la prise de Césarée, donc près d'un siècle avant que Chrétien de Troyes ne s'en empare et ne l'exploite. C'était, assurait-on, le vase de la Cène, le même qui servit à Joseph d'Arimathie pour recueillir le sang du Christ sur la croix. Si, plus tard, au début du XIIIe siècle Eschenbach en fit une pierre mystérieuse (philosophale) donnant à son possesseur vigueur et jeunesse, on voit en effet la légende verser dans l'alchimie. Mais cette alchimie elle-même, n'était-elle pas qu'un symbole ?

Cette pierre n'était-elle pas simplement un "caillot" du sang du Christ ?

Et n'est-ce pas précisément le corps et le sang du Christ qui peuvent rendre à l'homme vigueur et jeunesse ?

Si les Templiers "dans les heures de délassement avec de belles paroles et courtoisies" que leur accordait la Règle, (ce qui ne pouvait être que la lecture des romans de chevalerie) avaient lu Eschenbach, ils ne l'ont certainement pas compris autrement, eux qui écrivent en clair, non loin de l'image du Graal, "ma nourriture c'est Dieu". Pour eux, le Graal n'est autre que le vase du sang du Christ, que recueille pieusement Joseph d'Arimathie.

Les figures symboliques

graffiti-de-domme-5Mais d'autres figures aussi alerteront peut-être nos hermétistes. Dans le grand tableau de l'Eucharistie on trouve, avec le Soleil et la Lune, trois étoiles. Quoi de plus naturel ?

Mais il se trouve qu'une de ces trois étoiles a 8 rais ?

Voilà bien une preuve d'ésotérisme dira-t-on car l'étoile à 8 rais, c'est l'étoile parfaite, la figure dé la pierre philosophale, l'étoile hermétique, celle qui donne la clé du déchiffrement de la grille cryptographique... Mais si nos étoiles avaient la forme héraldique à 5 pointes, on nous dirait alors qu'il s'agit du "sceau de Salomon, et on prétendrait en tirer d'autres conséquences. De toute façon, nous voilà au rouet !" D'autant que, à bien y regarder, une seule des étoiles a 8 rais ; les deux autres en ont 9. Alors que conclure ?

Tout simplement qu'il faut bien qu'une étoile ait des rais ou des pointes, sinon, ce ne serait pas une étoile. Or, il faut les prendre dans leur contexte, elles sont ici les compagnes du Soleil et de la Lune, donc simplement des étoiles. Vouloir y trouver à tout prix autre chose nous paraît absolument arbitraire. Par contre, c'est le contexte qui nous fera reconnaître et admettre sans difficulté que l'étoile à 8 rais nous semble bien être chargée d'un sens symbolique. Nous admettrons de même que, si certaines des mains que nous trouvons peuvent n'avoir été qu'un passe-temps de soldats, d'autres comme celle qui figure dans la même archère, près de l'épée et de l'étoile, ou cette autre que l'on voit, (comme annulée du reste par deux traits en croix) à côté de la Bête-Clément V, sont visiblement symboliques. Symbolique aussi peut-être, le petit quadrillé qu'on relève dans cette même figure. Nous serions moins affirmatifs en ce qui concerne la marelle trouvée sur le banc d'une archère. Tant de soldats dans les corps de garde, et même des petits clergeons dans les églises, ont gravé ce dessin populaire, qu'on est en droit d'hésiter ici sur son origine templière. Reconnaissons encore comme figures symboliques l'enceinte renfermant une croix, et ailleurs avant l'épée, la double enceinte renfermant également une croix. Qu'en conclure ?

Simplement que les Templiers ont usé, comme beaucoup d'autres (... I) de graphismes symboliques et d'un langage de convention. C'est là un procédé qui relève parfois de l'amusement ou de la fantaisie, parfois aussi d'une nécessaire prudence. Mais de toute façon, il ne faut pas perdre de vue que symbolisme et langage secret ne sont nullement synonymes d'ésotérisme, c'est-à-dire d'une initiation à quelque doctrine cachée et d'un langage hermétique ; mais on peut pour telle ou telle raison employer un langage hermétique sans être pour cela le moins du monde ésotérique. N'est-ce pas le cas de bon nombre de prisonniers. Ici encore, il faut se remettre dans le contexte, et se demander, si une telle initiation peut être compatible avec la foi authentique et vibrante dont ces murs témoins étalent les preuves sous nos yeux. En définitive, les graffiti de Domme nous montrent dans les Templiers "de bons catholiques" comme ils prétendent l'être, comme ils le disent au Pape, comme ils entendent le rester. De bons catholiques, à la foi très sûre, sans la moindre déviation, à la piété solide et tendre de leur Ordre. Ce n'est pas tout à fait l'image qu'a voulu nous en laisser l'Histoire.

Ni meilleurs... Ni pires...

graffiti-de-domme-6Soit, diront certains. Mais rien ne prouve que tous les Templiers aient ressemblé à ceux de Domme, qu'ils aient eu même orthodoxie, même piété, même surnaturel, même vertu... Domme n'est-il pas un cas exceptionnel, d'après lequel il serait imprudent de juger les Templiers en général ?

A notre tour, nous demanderons qui peut nous autoriser à voir dans le groupe des prisonniers de Domme une sélection de sujets supérieurs à la moyenne, plus réguliers ou plus fervents ?

En fait nous ne pouvons juger des Templiers que par ceux que nous connaissons. Or, nous connaissons ceux de Domme. N'est-on pas en droit d'en dire avec le poète: "Ni meilleurs que les uns, ni pires que les autres". Car, arrêtés tous ensemble dans la même rafle, il n'y a pas de raison de penser qu'on ait fait un choix quelconque entre eux. Et d'après quelles normes l'eût-on fait ?

Nous constatons au contraire que les prisonniers de Domme y sont restés au moins jusqu'en 1318, autant dire vraisemblablement jusqu'à leur mort. C'était donc, non pas des inculpés en prison préventive, mais des condamnés, des condamnés à la prison perpétuelle, ayant donc fait des aveux. On sait ce que valaient ces aveux faits sous la torture 1 N'importe ; ils avaient avoué. Ils se situaient donc dans le cas le plus commun des Templiers et peuvent être considérés comme bien représentatifs de la mentalité moyenne de leurs frères en religion. Mais par bonheur, nous connaissons assez bien un autre groupe de prisonniers, par la belle prière qu'ils composèrent dans leur prison de Sainte-Geneviève à Paris. Nous avons donc là un point de comparaison. C'est d'abord au Christ Crucifié que s'adresse cette prière "Ceux que par ta Passion et ton humilité tu enchaînes au bois de la Croix, les rachetant par ta miséricorde, conserve-les, conserve-nous"... C'est ensuite à la Vierge "en l'honneur de qui ton Ordre l'Ordre du Temple a été fondé" .... C'est à Saint Jean lui aussi protecteur du Temple, lui "que le Christ tant aima"... et dans leur prière, ils prennent Dieu à témoin de l'innocence de l'Ordre "en dépit des calomnies, vous le savez bien qui nous sont jetées à la face... Tu nous sais innocents des crimes qu'on nous impute"...

A Paris, comme à Domme

graffiti-de-domme-7Regardons maintenant les murs des Tours de Domme. C'est le même Crucifié, la même Vierge, le même Saint Jean que nous y retrouvons et la même affirmation d'innocence qui se manifeste dans l'indignation contre Clément V. On dirait que les graffiti à Domme ont été calqués sur la prière des prisonniers de Paris. Ils en sont, si l'on préfère, l'illustration en images. La foi et la piété des uns et des autres vibraient à l'unisson, parlaient le même langage, rendaient le même accent. Ce n'est certainement pas par hasard. Il faut y voir le résultat d'une même formation religieuse, qui a laissé sur tous, à Paris comme à Domme, la même empreinte. Nous sommes donc en droit de penser semble-t-il, que tels étaient les Templiers de Domme et de Paris, tels étaient ceux d'ailleurs et de partout.

Par contre, nous accordons volontiers que sur les quelque trois mille Templiers que l'on comptait en France, avec autant de sergents et autant de- suivants, il ait bien pu se trouver quelques brebis galeuses. Le contraire serait même surprenant. Précisément nous savons que le Grand Maître y veillait avec sévérité, et que c'est cette juste sévérité à l'égard de quelques coupables qui attira sur l'Ordre les dénonciations venimeuses dictées par la rancune, et que Philippe le Bel ne fut que trop heureux d'exploiter. Cela même, prouve que l'Ordre faisait sa propre police et tenait à son intégrité morale. Les indignes ne devaient vraiment pas être très nombreux. Ce sont eux qui étaient l'exception. De toute façon, on le voit, ce n'est pas en Périgord qu'il fallait venir les chercher.

Un étrange procès

graffiti-de-domme-8Nous sommes bien loin des soudards débauchés et sans foi ni loi que certaine Histoire a voulu nous montrer. Il y a de quoi rester rêveur, et on est amené à se demander — une fois de plus — comment on a pu traîner de tels hommes devant l'Inquisition par le moyen de quelle machination un tel procès a pu être monté. J'avoue ne pas être de ceux-ci croient à la pureté des motifs qui ont guidé Philippe le Bel, ce prince pieux, nous dit-on, qui n'aurait agi que pour la défense de la foi. C'est oublier trop facilement Anagni et l'excommunication dont le roi fut alors frappé. Il remplissait ses devoirs de chrétien ?

Cela ne prouve pas grand-chose, et il lui aurait été d'ailleurs bien difficile, sinon impossible, à cette époque de faire autrement. Les belles formules et déclarations d'intention ne sont que littérature. Et si le roi avait eu vraiment en vue la défense de l'Eglise, c'est au Pape qu'il devait en laisser le soin. En fait, profondément imbu des principes laïcs et régaliens, comme ses familiers, les Flotte, les Dubois, les Marigny, les du Plessis et l'excommunié Nogaret, il était déjà l'archétype de ce que nous appellerions aujourd'hui le catholique anticlérical. Il voulait que le Pape fût à sa main et marchât à son fouet. Et il pouvait disposer maintenant, après Boniface VIII et Benoît XI d'un pape français. Gageons que le procès des Templiers n'eût pas eu lieu si Boniface VIII ou Benoît XI eussent vécu.

Gageons aussi que ce procès n'eût pas eu lieu si Molay, moins jaloux de l'indépendance du Temple avait accepté la fusion de son Ordre avec celui de l'Hôpital. Gageons qu'il n'eut pas eu lieu non plus si Molay, plus souple et moins jaloux de l'indépendance du Temple avait accepté d'en abdiquer la grande Maîtrise en faveur d'un des fils du roi. Nul doute qu'alors le Temple n'eût été paré de toutes les vertus !

En outre, aux yeux de Philippe le Bel, le Temple avait deux grands torts. En un jour d'émeute contre le roi faux monnayeur. le Temple où il s'était réfugié l'avait efficacement protégé, ce en quoi il avait montré sa force: et il avait ensuite renfloué le trésor royal: ce en quoi il avait laissé paraître sa richesse. C'étaient là deux grosses imprudences. C'étaient là aussi de ces services qui en politique ne se pardonnent pas.

Turpitude et hérésie

graffiti-de-domme-9Or, il était bien difficile de faire au Temple un procès politique: il avait précisément rendu trop de services au roi. Mais il y avait mieux. Pour abattre un adversaire gênant, en ces temps-là, rien ne valait un beau procès religieux. Sur ce terrain la partie était gagnée d'avance. On fit donc un procès religieux. Devant une accusation de turpitude et surtout d'hérésie, tout accusé était perdu. Le code de jurisprudence ecclésiastique Impitoyablement retors, se chargeait par la torture, d'arracher à l'accusé tous les aveux qu'on voulait, "même d'avoir tué Dieu" ! disait un Templier avec une noire ironie. C'était alors, pour le moins, la prison perpétuelle. Mais si, par malheur, l'accusé, se retrouvant lui-même avait l'audace de revenir sur ses aveux, il était alors déclaré récidif relaps comme on disait, et c'était automatiquement le bûcher. Ce fut le cas de Molay et de 'bien d'autres. Cent quinze ans plus tard, Jeanne d'Arc subira le même sort après une procédure identique.

Juridiquement parlant, le procès des Templiers fut donc, si l'on peut dire, conduit de la façon la plus correcte. On peut aujourd'hui s'en indigner. Mais en ce temps-là, nul ne pouvait s'en étonner.

Comme des agneaux à l'abattoir

graffiti-de-domme-10Par contre, ce qui est sujet d'étonnement, dans cette triste histoire, c'est le silence des Templiers. Il fait songer à cette toute petite phrase de l'Evangile: "Et Jésus se taisait", "au grand étonnement de Pilate" du reste, ajoute le narrateur sacré. Pour nous aussi, le silence des Templiers semblait surprenant. Disons plus, il nous scandalisait un peu, comme s'il contenait un demi-aveu, un aveu honteux. C'est une impression que j'ai ressentie pour ma part, longtemps, jusqu'au jour où, à Domme, les Templiers m'ont parlé. Oui ils se sont tus. Mais nos graffiti vont nous faire comprendre pourquoi.

Dès le début de l'affaire, on voit que les Templiers ne cherchèrent pas à se dérober. Molay lui-même souhaitait une enquête qui lavât le Temple des calomnies répandues sur son compte. Rien n'eût été plus facile, pour lui, alors qu'il était pratiquement averti de ce qui se tramait, que de prendre le large. Bien au contraire, la veille même de l'arrestation, il accompagnait protocolairement le roi à l'église des Jacobins, pour les obsèques de Catherine de Courtenay, belle-sueur du roi, femme de son frère cadet, Charles, Comte de Valois. Mais Molay ne pouvait se douter de la tournure que prendrait "l'enquête".

De même il est hors de doute que les Templiers, s'ils l'avaient voulu, étaient de taille à résister. Mais il eût fallu tirer l'épée. Or, un Templier ne tirait jamais l'épée contre un chrétien: ainsi le voulait la Règle. Une autre règle qui n'était pas celle du Temple, mais qui régissait toute la chevalerie, s'énonçait dans le quatrain connu:

A Dieu mon âme. Mon corps au roi. Mon coeur à ma Dame. Mon honneur à moi

Leur corps était au roi. Cela ne se discutait pas. Et puis, essayons un peu, pour comprendre, de nous mettre au moins un peu à la place de ces prisonniers. Ils avaient tellement conscience de leur innocence, qu'ils ne ressentaient aucune crainte ; l'action intentée contre eux dut leur paraître comme le résultat dune invraisemblable méprise, qui serait vite éclaircie ou le fait d'une méchanceté qui ne pourrait que tourner à la confusion de ses auteurs. On pourrait dire que la grande faute des Templiers ("une faute plus grave qu'un crime", aurait .dit Talleyrand), ce fut de croire qu'il suffisait d'être innocent pour n'avoir rien à craindre de la Justice. On se chargera vite de les détromper. Le Souverain Pontife leur fit du reste parvenir immédiatement (dans les trois jours), les meilleures assurances d'une heureuse solution de cette affaire, leur demandant de ne pas se décourager, de ne même pas songer à s'enfuir. Malgré cela le temps passait, les interrogatoires, et quels interrogatoires !, commençaient. Ce ne fut donc que peu à peu, après le premier moment de stupeur passé, que la réalité se fit jour et que les prisonniers comprirent que "c'était sérieux".

La voie du Calvaire

graffiti-de-domme-11Alors ces hommes pieux se résignèrent, considérant leur pénible situation comme une épreuve. Habitués à tourner toujours leurs regards vers Jérusalem dont ils avaient la nostalgie, ils orientèrent tout naturellement leur méditation vers le Calvaire. Le Maître les appelait à le gravir avec lui. Ils ne se dérobèrent pas à son appel. C'est cela que nous disent les croix, les crucifix, ces crucifixions, ces groupes des trois croix du Golgotha, que l'on rencontre partout et jusqu'à cette évocation du Vendredi Saint qui nous a paru tout d'abord énigmatique. Ces hommes rudes et fiers, mais profondément modelés par l'ascèse du Temple, se jettent à plein coeur dans la voie du sacrifice, la vole du Calvaire, l'amour de la Croix. Voilà ce que nous font comprendre toutes ces images ; et cela seul peut les expliquer. Ici encore, comme s'ils s'étaient donné le mot, ils traduisent en images les pensées et la prière de leurs frères prisonniers comme eux à Sainte-Geneviève: "Ô notre Rédempteur et Défenseur, ceux que par ta Passion et ton Humilité tu enchaînes au bois de la croix, les rachetant par Ta miséricorde, conserve-les, conserve-nous".. Maintenant, nous comprenons leur état d'esprit, leur état d'âme. Ces murs nous le disent avec toutes ces croix, tous ces crucifix qu'ils gravent patiemment, qu'ils gravent encore partout où il y a un peu de place, les prisonniers, un peu plus chaque jour, se laissent enchaîner par le Maître au bois de la Croix.

Et comme le Maître devant Pilate et sur la Croix, ils se taisent. Le silence est une forme de l'obéissance. "Paratus in on nibus obedire", dit encore la Règle. Ils obéissent en se taisant. Ils se laissent mener "comme moutons à l'abattoir" selon l'expression de l'un d'eux, comme le Maître, toujours, "sicut ovis ad occisionem dentus est" (Is LIII 7 Act VIII, 32) c'est-à-dire sans se plaindre. Ils se laissent bafouer, torturer moralement et physiquement, subissant tout dans l'intention d'obéir à l'insondable Volonté Divine. Il est bien remarquable que pas un seul d'entre eux n'exhale une plainte personnelle. Une prière seulement, déchirante du reste ; Mère de Dieu, priez pour moi. C'est devant ces murs couverts de ces innombrables crucifix que j'ai compris le silence des Templiers.

Une sainte colère

graffiti-de-domme-12Mais le jour où, ne s'en prenant plus seulement aux personnes, on en vient à s'en prendre directement à l'Ordre, alors tout change. Ces hommes énergiques qui avaient su jusque là mater leur colère, tant que ne furent en cause que leur honneur personnel et leur vie, s'estiment déliés de toute contrainte le jour où l'on touche à l'honneur et à la vie de l'Ordre. Devant l'abolition de ce dernier par Clément V, ces hommes jusque-là muets et dociles, se déchaînent tout à coup. Les moutons deviennent enragés. Car c'est là pour eux le scandale des scandales, l'"abomination de la désolation dans 'le temple" prédite par le prophète Daniel (IX, 27).

  • Toucher à l'Ordre!
  • A l'Ordre de Notre-Dame!
  • A l'Ordre de Saint Bernard!
  • A l'Ordre, gloire et piller de la Chrétienté!
  • A l'Ordre, leur seule raison de vivre et leur seule fierté!

Leur retirer "le Manteau" dans lequel ils n'auraient même plus la consolation d'être ensevelis un jour ! Ce fut alors un concert d'indignations, de colère, de rage et de désespoir. Jusque là ils avaient comprimé leur coeur. Maintenant que l'Ordre est aboli, maintenant qu'ils se trouvent par là même déliés de tous leurs voeux et de l'Obéissance et du Silence, maintenant que la liberté de maudire, faute d'autre, leur est rendue, alors ils ne se font point faute d'en user pour maudire les persécuteurs de l'Ordre. Les poings se crispent devant l'atroce caricature de Clément V tandis qu'une violente clameur d'imprécations éclate sous les voûtes de cette prison:

"Quis tantus plagor ad auras ?"

Quelle immense clameur monte donc vers les cieux ?

Mais cette clameur ne monte pas plus haut que les voûtes, ne va pas plus loin que les murs. Ceux-ci du moins l'enregistrent et comme une bande sonore nous la restituent fidèlement aujourd'hui.

Le Pape et le Roi

graffiti-de-domme-13On peut penser que c'est en 1312 que s'y inscrivent la caricature de Clément V et l'hydre à deux têtes de Clément V et de Philippe le Bel, quand fut communiquée aux prisonniers la Bulle d'abolition de l'Ordre ; peut-être aussi en 1314 lors de la mort de Clément V, un mois après le supplice de Jacques de Molay. La mort de la Bête, sous les coups de Saint Michel, Patron de l'Ordre, aurait alors un accent de revanche. Les prisonniers, comprenons-le, traversèrent un terrible drame de conscience, qui ne paraît pas avoir pour autant entamé leur foi le moins du monde. Mais ils pensèrent que pour avoir perpétré un tel crime, Clément V, le destructeur du Temple ne pouvait être que le suppôt de Satan, la "Bête" de l'Apocalypse, pis encore, l'Antéchrist en personne. Nous ne savons comment put se passer dans l'autre monde, la rencontre de Clément V et de Philippe le Bel, avec Jacques de Molay et ses Templiers. Ce dût être houleux et nécessiter la mise en place d'un service d'ordre important de légions d'anges. Nous ne savons bien sûr quelle put être la sentence divine. Mais si les clameurs des Templiers du Ciel répondirent à celles que faisaient monter leurs frères encore prisonniers sur terre, ce dut être, en dépit de la majesté du protocole céleste, un beau tapage en Paradis !

Il est bon, il est salubre, d'entendre enfin les Templiers clamer leur révolte et leur dégoût, exhaler leur rancoeur, clouer au pilori et Clément V et Philippe le Bel. Ils ne s'avouaient donc pas coupables, et criaient vengeance au Ciel ! Cette colère soulage et fait du 'bien, même si elle est injuste. Il faut leur pardonner cet excès de colère. L'amour de l'Ordre seul a pu les y pousser. Leur confiance dans l'Ordre restait intacte. C'est là surtout ce. qu'il faut retenir de leur attitude. S'ils eussent eu le moindre doute sur la pureté de l'Ordre, ils eussent simplement courbé la tête, et pleuré. D'ailleurs, dans l'obscurité de leur prison, pouvaient-ils se faire une idée des difficultés à peu près inextricables dans lesquelles se débattait Clément V peu à peu emprisonné dans les rets de Philippe le Bel, qui ayant pris l'initiative d'une affaire qui n'aurait du relever que dû Pape, et !ayant menée à sa manière, forçait maintenant la main au Pape, et le mettait dans une situation difficile devant le monde chrétien. Le problème était complexe dont les Templiers étaient l'enjeu. A-t-on réfléchi aux conséquences qu'aurait entraînées l'acquittement des Templiers ?

N'eût-ce pas été par le fait même la condamnation du Roi et aux yeux du monde entier l'étalage de sa honte. Les bûchers de ses victimes eussent réclamé vengeance. Comment, sous ce coup Philippe le Bel eût-il réagi ?

On s'en doute. C'était alors l'excommunication, l'interdit sur le royaume, les consciences troublées, la Papauté prisonnière en France, les pires extrémités peut-être. Un Boniface VIII eût fait front. Clément V plia. Mais il plia "en gascon" comme eût dit le Cardinal Mathieu Rosso des Orsini. Pour ce qui lui parut l'intérêt général, il abolit l'Ordre, mais d'autorité, sans jugement, donc sans condamnation. En cela, il pensait éviter le pire, sans accorder au Roi la condamnation que ce dernier croyait tenir. Ce fut certainement très politique. Mais les prisonniers de Domme pouvaient-ils comprendre tant de subtilités ?

Ils ne pouvaient voir qu'une chose, c'est qu'ils étaient que l'Ordre était injustement sacrifié. On pouvait bien dire que l'Ordre n'était pas condamné. On pouvait répondre qu'il n'était pas acquitté non plus et qu'il restait sous le coup des plus infamantes accusations.

Le Destructeur

graffiti-de-domme-14Les Templiers virent en Clément V l'Antéchrist. Dante, ce grand pamphlétaire, à la même époque, s'était contenté de lui assigner une place dans l'enfer des simoniaques. "Viendra du couchant un Pasteur sans loi... auquel sera flexible le roi qui régit la France".

Il faisait allusion à la légende, d'après laquelle Bertrand de Goth aurait accepté certaines conditions pour prix de l'appui du roi dans l'élection du nouveau pape. Ce pacte simoniaque aurait été conclu sans témoin alors, qu'en sait-on ?

Dans une forêt des environs de Saint-Jean d'Angely. Il s'agirait du Prieuré de la Fayolle, en plein milieu de la forêt d'Essouvert. Cette légende, déjà très suspecte et pleine d'invraisemblances, s'est trouvée démentie lorsqu'on découvrit le carnet de route de Bertrand de Goth. Le futur pape ne se trouvait pas en Saintonge à la date indiquée, mais à Lusignan en Poitou, et ne vint point à Saint-Jean d'Angely. Les historiens ne se sont pas fait faute de colporter cette légende qui courait déjà du vivant de Clément V. Il est possible que les Templiers en aient eu vent. Clément V, somme toute, était au moins fortement soupçonné de complaisance excessive envers Philippe le Bel, et son prestige était bien entamé. Les Templiers qui avaient cru en ses assurances de sollicitude au début de l'affaire avaient perdu confiance en lui. Quand vint brusquement l'abolition de l'Ordre, leur désaffection devint de la haine et Clément V, pour eux, ne fut plus que l'Antéchrist.

Quel fut le sort final des Templiers à Domme ?

Il est probable qu'ils moururent sans bruit, l'un après l'autre dans leur prison. La dernière date que nous avons relevée est celle de 1320. Et lis n'étaient sans doute pas tout jeunes lors de leur arrestation en 1307. Et l'on vieillit vite en prison... Ils s'en allèrent, priant de toute leur âme le Christ et la bonne Vierge, et Saint Jean et Saint Michel... et emportant dans la tombe une fidélité farouche à l'Ordre du Temple et une haine non moins solide à l'égard de celui qui en était le "Destructeur".

Une bouteille à la mer...

graffiti-de-domme-15Lorsque la Providence qui aide parfois les chercheurs, me fit tomber entre les mains cet extraordinaire trésor de graffiti, au fur et à mesure que j'en comprenais mieux le sens, que je découvrais plus clairement le drame,. qui s'était joué dans cette prison, j'ai été, je l'avoue, profondément ému, tout comme je le fus, il y a une dizaine d'années, devant des cris d'angoisse et de fidélité, d'autres prisonniers, des Protestants détenus dans la vieille forge de Brouage. Mais je compris aussi qu'il y avait là plus qu'un souvenir, si émouvant, si pathétique fût-il, mais un document, un document pris sur le vif, nous donnant un reflet exact de l'âme des Templiers et nous faisant mieux comprendre leur comportement, que tous les grimoires tendancieux, que les interrogatoires fallacieux, que les aveux dictés sous la torture. Ce document est un témoignage à décharge à verser comme "un fait nouveau" au dossier de ce malheureux procès. J'ai compris enfin, que ce document était aussi un message, un message vieux de 650 ans. Dans ces tours aux voûtes effondrées et béantes, les murs intacts ont conservé ce message et nous le restituent aujourd'hui. Ils ont enregistré au jour le jour, comme en une suite d'instantanés, la pensée, la vie, la longue résignation et la révolte enfin de malheureux sûrs de leur innocence et qui attendaient là l'accomplissement de leur destin. C'est tout cela qui resurgit devant nous comme après une longue hibernation. Tels des naufragés en perdition lancent une bouteille à la mer, à tout hasard, sans savoir ni où ni quand elle abordera, ni par qui elle sera récupérée, si, même elle doit l'être jamais, ainsi ces prisonniers qui savaient ne jamais revoir la lumière libre, ont confié leur message aux murs de leur prison, seuls témoins de leur Calvaire et de leur agonie.

Des croix partout répétées...

graffiti-de-domme-16C'est le message d'hommes d'une foi robuste et pure, d'un surnaturel remarquable, qui n'a pu résister cependant à l'iniquité venant précisément de celui en qui reposait leur confiance et leur espoir, d'hommes qui avaient accepté d'être frappés par les Puissances de la Terre, mais qui n'ont pu comprendre, dans la simplicité de leur logique, que le coup pût leur être porté par le représentant du Christ, du Maître qu'ils servaient. Révoltés alors, ils en ont appelé du Pape à Dieu. Pareil drame s'est répété depuis dans l'Histoire. Ce message dont je devenais le dépositaire, pouvais-je l'enfouir à nouveau dans les oubliettes du Passé ?

Pouvais-je mettre cette lumière sous le boisseau?

Pouvais-je refuser de verser ces documents aux archives de l'Histoire?

Les Templiers de là-haut me l'eussent-ils jamais pardonné ?

Je pense que nul désormais, ne devrait se sentir le droit d'écrire sur les Templiers sans avoir fait, auparavant, le pèlerinage de Domme.